mercredi 8 février 2023
Dans le cadre du projet Lucky Star de l’European Research Council (ERC), une équipe internationale impliquant des chercheurs du LESIA de l’Observatoire de Paris-PSL a découvert des anneaux autour de l’objet transneptunien Quaoar… à une distance où il semblait impossible qu’ils puissent exister. En effet ils sont situés au-delà de la limite de Roche, là ou précisément on pensait que la matière des anneaux devrait former des satellites. C’est l’aboutissement de décennies d’observations d’occultations stellaires que nous vous invitons à découvrir ici, des travaux dont la qualité vaut à leurs auteurs une publication dans Nature.
Vue d’artiste de l’anneau de Quaoar représenté ici comme l’ellipse extérieure, avec une partie étroite et plus dense en bas à droite, et une composante continue plus ténue et plus large. La zone bleue intérieure marque la limite "de Roche" de Quaoar, zone en dehors de laquelle on s’attend à ce qu’un anneau ne demeure pas en tant que tel, mais s’accrète en un satellite. De récents travaux scientifiques indiquent que, selon la loi de collision adoptée, un anneau peut en fait survivre bien au-delà de cette limite.
Crédit : Sylvain Cnudde / LESIA / Observatoire de Paris – PSL
Tout a débuté il y a une quarantaine d’années, à l’orée des années 1980 très exactement. Bruno Sicardy commence à observer des occultations stellaires, dont celles de Neptune. Donc aussi bien de ce que l’on appelle des « petits corps » que de grosses planètes. Mais, tout d’abord, une définition : qu’est-ce qu’une occultation stellaire ? En prenant l’exemple de Neptune justement. L’observateur se focalise sur une étoile qui passe près de cette géante gazeuse. Il remarque alors qu’elle disparaît momentanément derrière « quelque chose » qui, de toute évidence, ne peut pas être Neptune. De quoi peut-il donc s’agir ? Nous sommes en 1984 : pour la première fois, on vient de découvrir une structure autour de Neptune : un anneau incomplet que l’on a appelé un arc.
Au cours des années qui ont suivi, cette méthode des occultations a été utilisée pour des percées scientifiques importantes. Ainsi, en 1989, Bruno Sicardy organise une campagne pour sonder l’atmosphère de Titan, l’une des principales lunes de Saturne. Plein succès car, une quinzaine d’années avant la mission Cassini-Huygens (2004), en analysant des ondes qui provoquent des fluctuations de densité et de température, il parvient à caractériser l’atmosphère de Titan.
Les années passent. Au début des années 2000, des occultations ont permis de voir que l’atmosphère de Pluton avait augmenté d’un facteur 2 en pression en l’espace d’une vingtaine d’années. Découverte confirmée par le survol de Pluton, en 2015, par la sonde américaine New Horizons. Dans cet intervalle supplémentaire de 15 ans, on avait même atteint un facteur 3 ! Tout cela pour mettre en évidence l’intérêt des observations sol, leur apport scientifique important et leur complémentarité avec les missions spatiales.
Plot montrant la détection de l’occultation du 5 juin 2019 par Quaoar (au centre) et de l’anneau (symétriques des deux côtés) au Gran Telescopio Canarias 10.4-m (GTC) dans 4 filtres différents : g_s (0.40–0.55 μm), r_s (0.550-0.69 μm), i_s (0.69–0.82 μm) and z_s (0.82–1.00 μm). Les imagettes sur les côtés sont des agrandissements des détections des anneaux.
Crédit : B. Morgado et al. 2023, Nature
Dans le courant des années 2010, Bruno Sicardy poursuit ses recherches et obtient deux financements ANR. Ils ont permis de découvrir des anneaux autour d’un « centaure ». Mais qu’est-ce qu’un centaure dans le monde de l’astronomie ? C’est un terme qui désigne des objets qui ont pour caractéristique d’avoir des orbites très instables. Ils évoluent dans la zone des planètes géantes. Dans ce cas précis, il s’agit d’un tout petit corps de 250 km de diamètre qui s’appelle Chariklo et se déplace entre Saturne et Uranus. Découverte inattendue car on ne pensait pas que de si petits corps pouvaient présenter des anneaux.
Les astronomes en ont donc déduit qu’il devait exister de nombreuses configurations similaires. Intuition confirmée en 2017 avec la découverte d’un anneau autour d’Haumea, un corps qui orbite à 50 UA du Soleil (donc bien au-delà de l’orbite de Pluton, et qui est plus massif que lui). Au cours de la même décennie, en 2015, Bruno Sicardy obtient un projet ERC Advanced Grants “Lucky star” d’une durée de 5 ans, prolongé jusqu’en 2021 pour cause de Covid. Ce financement lui permet d’organiser des occultations, d’assister à des colloques et de recruter des post-docs pour avancer dans cette recherche d’anneaux ou d’arcs autour de petits corps.
Or, heureuse coïncidence, en 2013, la mission spatiale astrométrique Gaia était lancée. Elle permettait de mesurer précisément la position et la distance, dans le plan du ciel, de plus d’un milliard d’étoiles. Un projet révolutionnaire qui a permis de cartographier, en trois dimensions, une grande partie de notre galaxie. De comprendre aussi sa dynamique, de voir comment elle évolue puisque Gaia prend également en compte la vitesse des étoiles.
Pour ce qui concerne les recherches de Bruno Sicardy, c’est une aubaine. Le catalogue Gaia localise une étoile avec une précision augmentée d’un facteur de plus de 50, ce qui améliore d’autant le taux de réussite des occultations qui n’était que de 30% avant Gaia. De nombreuses campagnes se soldaient donc par des échecs. Depuis Gaia, pour des corps d’un diamètre de 1200 km environ tel que celui de Quaoar, puisque c’est le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, le taux de réussite est proche de 100%. Il en est de même pour l’éphéméride du corps. Ainsi, l’occultation de Quaoar en août 2022, observée, entre autres, avec le télescope Canada-France-Hawaï (CFHT), l’a été avec une précision temporelle de 2 secondes.
Après cet historique des occultations, revenons un peu en arrière pour nous centrer à présent sur Quaoar. Depuis 2011 et jusqu’en 2018, une dizaine d’occultations d’étoiles par ce planétoïde ont été observées avec, à chaque fois, une meilleure éphéméride et une plus grande précision sur son orbite. Cette fiabilité des campagnes a permis d’impliquer des télescopes de plus en plus performants, pourtant soumis à un grand nombre de demandes de la part des chercheurs.
Ensemble des détections (2018->2021) projetées dans le plan du ciel, qui ont permis de reconstituer l’anneau.
Crédit : B. Morgado et al. 2023, Nature
Ainsi, en 2019, le plus grand télescope du monde, le Gran telescopio Canarias - qui fait un peu plus de 10 m de diamètre - et son instrument HiPERCAM, a permis d’observer, en plus de l’occultation par Quaoar, des « petits événements symétriques » de chaque côté du corps étudié. Même constat en 2020 avec le télescope CHEOPS de 32 cm de diamètre embarqué sur la mission européenne du même nom. Il obtient une très bonne courbe de lumière. Sa précision photométrique est plus grande que celle d’un télescope au sol car il échappe aux turbulences générées par l’atmosphère terrestre. Puis, en 2021, une importante campagne est organisée pour observer une occultation par Quaoar et par son satellite Weywot depuis l’Australie. Elle met en évidence une interruption assez profonde du flux de l’étoile en trois endroits différents séparés de plusieurs dizaines de kilomètres. Enfin, en août 2022, une ultime campagne qui révèle qu’il n’y a pas un mais deux anneaux autour de Quaoar.
Les chercheurs reviennent donc sur l’ensemble de ces événements observés, particulièrement depuis 2018, et s’aperçoivent qu’ils se répartissent sur une orbite autour de Quaoar. La première surprise est qu’il s’agit d’une orbite très éloignée (7,4 rayons du planétoïde). Or à cette distance, si l’on se réfère à la limite de Roche, astronome français du XIXe siècle, (limite qui se situe entre 2,5 et 3 rayons du corps central), un anneau dense ne peut pas exister. Les particules vont s’agglomérer en un satellite. En revanche, à l’intérieur de cette limite, elles vont être séparées les unes des autres par ce que l’on appelle un effet de marée et former des anneaux denses.
Les 6 systèmes observés à ce jour, qu’il s’agisse des géantes gazeuses ou des petits corps tels qu’Haumea et Chariklo, sont conformes à ce constat. À l’extérieur de cette limite, on observe donc de nombreux petits satellites qui peuvent être issus du matériau des anneaux qui, en s’éloignant, s’est accrété en satellites. Quant à l’anneau dense de Quaoar, il est observé depuis 4 ans. Or, les simulations montrent que l’échelle de temps pour que cet anneau s’accrète en satellites est de l’ordre de quelques semaines.
C’est donc la seconde surprise. Depuis quand sont-ils présents ? Il est difficile de le déterminer avec précision car les observations antérieures à 2018 ne sont pas suffisamment fiables par manque d’accès aux grands télescopes. Ceci dit, il semblerait extraordinaire que sur les 4,6 milliards d’années de l’âge du Système solaire, on observe des anneaux pendant les très courtes années où ils existent. Si l’on ne peut pas totalement l’écarter, c’est tout de même hautement improbable. Le point commun de l’ensemble de ces observations d’anneaux autour de petits corps est qu’ils présentent une configuration particulière que l’on appelle résonance qui est de 3/1. Plus simplement, l’anneau dense n’accomplit qu’une révolution lorsque Quaoar accomplit trois rotations.
Figure qui illustre le concept de limite de Roche : en deçà de cette limite l’anneau est constitué et au-delà il ne devrait pas exister.
Crédit : Bruno Sicardy
L’intérêt du projet ERC Lucky Star est d’avoir permis, en s’appuyant sur le catalogue Gaia, d’obtenir une vision globale de ce phénomène qui semble répandu. Ceci en s’appuyant sur des observations sol et espace ; tout à la fois sur des télescopes amateurs de petit diamètre et professionnels de grand diamètre. Un spectre large d’observations donc qui toutes convergent, y compris sur des dizaines d’objets en cours d’observation à ce jour.
Pour Quaoar, la caractéristique de l’anneau dense est d’être inhomogène et donc de présenter des parties denses (les arcs) et d’autre plus ténues. Les parties denses pourraient être confinées par de petits satellites invisibles à ce jour et que l’on va tenter d’observer avec le HST (Hubble Space Telescope) ou le JWST (James Webb Space Telescope). Mais la faisabilité de ces observations reste incertaine car on arrive à une limite technologique due à la taille et la résolution angulaire de ces petits corps. C’est d’autant plus hypothétique que, dans le cas des arcs de Neptune observés depuis 4 décennies, la théorie des petits satellites n’a pas pu être pleinement confirmée. Mais les moyens à notre disposition à ce jour étant plus performants, les années à venir pourraient être décisives pour répondre à cette question.
Ainsi, à ce jour, il a été possible de répondre à deux questions. La première : il semblerait que la résonance 1/3 permette de confiner l’anneau comme le montrent les simulations numériques, même si on ne comprend pas encore l’approche mathématique sous-jacente. La seconde est la question de la limite de Roche. Sous certaines conditions, en utilisant certaines lois de collision mesurées en laboratoire et qui sont plus élastiques que ce que l’on pensait auparavant, on peut maintenir un système collisionnel et l’empêcher de s’accréter en satellite.
Comparaison des anneaux de Saturne et de Quaoar (agrandis d’un facteur X100) montrant leur limite de Roche respective.
Crédit : Heikki Salo
La troisième question à laquelle on n’a pas répondu est de comprendre pourquoi il reste sous forme d’arc, qu’est-ce qui fait que le matériau se concentre en un endroit donné de l’orbite et qu’il ne s’étale pas par diffusion ? Les particules à l’intérieur de l’arc vont à des vitesses différentes. De ce fait, en l’espace de quelques mois, si on laissait le système évoluer selon les lois de Kepler qui régissent les mouvements des particules autour d’un corps central, il devrait s’étaler et cet arc devrait former un anneau continu. Il doit donc exister un mécanisme, que l’on ne comprend pas encore, qui le maintient à cet endroit-là. Il faudra donc compter sur les nouveaux instruments, tels que l’ELT (Extremely large telescope) et les nouvelles technologies pour répondre à cette question.
En conclusion force est de constater que la nature a toujours un coup d’avance sur nous, une réserve de processus intéressants qui ne sont pas encore étudiés parce que l’on ne les imagine même pas. Des projets tels que Lucky Star sont le terreau fertile de ces futures découvertes et de cette science en devenir. Ils impliquent des chercheurs un peu partout sur la planète dont ils fédèrent les compétences et qui permettent de faire avancer la science. Ils attirent aussi une communauté mondiale d’amateurs passionnés qui sont alertés lorsqu’une une occultation est répertoriée par Gaia et s’investissent aux côtés des astronomes et astrophysiciens. On est ainsi, depuis Gaia et en quelques années, passés d’une situation où on « allait à la pêche », un peu à l’aveuglette, à une surabondance de possibilités d’observations où chacun, professionnel ou amateur, a la possibilité de faire son choix.