lundi 15 avril 2019
Une équipe internationale menée par des chercheurs du LESIA vient de réaliser la première mesure directe de la vitesse des vents dans la très haute atmosphère de Titan grâce à des observations de l’interféromètre ALMA. L’étude, parue dans la revue Nature Astronomy du 15 avril 2019, met en évidence la présence à 1000 km d’un fort vent supersonique équatorial parcourant Titan d’Ouest en Est à une vitesse de 350 m/s dont l’origine reste à expliquer.
Titan, le plus gros satellite de Saturne tourne relativement lentement sur lui-même en 16 jours. Or, son atmosphère épaisse, qui s’étend jusqu’à environ 1500 km au-dessus de la surface, tourne dans le même sens que Titan mais beaucoup plus rapidement. Ainsi, à 300 km d’altitude les vents zonaux, c’est-à-dire parallèles à l’équateur et qui tournent d’Ouest en Est, peuvent atteindre 200 m/s, ils font alors le tour de Titan en seulement 24 h environ. L’atmosphère est dite en super-rotation. Ce phénomène n’est observé que sur deux objets du système solaire : Vénus et Titan. Celle-ci est comprise comme étant due à l’effet combiné de la circulation méridienne et d’ondes transportant du moment cinétique vers l’Equateur. La sonde Cassini, qui a observé l’atmosphère de Titan de 2004 à 2017, n’emportait pas d’instrument dédié à la mesure directe des vents. Néanmoins grâce à la mesure des champs de température (déterminés à partir de l’émission thermique de l’atmosphère) les vents et leurs changements saisonniers ont pu être déterminées jusqu’à environ 400 km. Cependant, au-dessus de cette altitude, le régime des vents était jusqu’à présent très mal connu.
C’est grâce à la résolution spectrale et spatiale inégalée de l’interféromètre ALMA que les chercheurs ont maintenant accès à une mesure directe et précise de la vitesse des vents par mesure du décalage Doppler des raies moléculaires présentes dans l’atmosphère de Titan.
Décalage Doppler observé entre les limbes Ouest (en rouge) et Est (en noir) de la région équatoriale pour deux raies de CH3CN (l’une centrée à 349.44699 GHz, correspondant au zéro de l’échelle en fréquence) et une raie de HNC (isomère de HCN, centrée à 362.63030 GHz). Le décalage des spectres entre les 2 limbes est dû à des vents rapides tournant dans le même sens que la surface de Titan.
Les données utilisées ont une résolution spatiale permettant de résoudre le disque de Titan (1 arcsec en incluant son atmosphère) et d’isoler l’émission au limbe. Les chercheurs ont analysé des données acquises en 2016 pour réaliser des cartes de vents à partir des décalages Doppler des raies d’émission de HCN, DCN, CH3CN, CH3CCH, HC3N et HNC. Les cartes de vents obtenues pour chacune de ces molécules indiquent la présence de forts vents progrades avec des vitesses de l’ordre de 250-350 m/s et des structures différentes d’une molécule à l’autre.
La distance est exprimée en rayon de Titan. La couleur bleue indique des vents qui s’approchent de nous et la couleur jaune-orangée des vents qui s’éloignent. Les vents mesurés à partir de CH3CN montrent une asymétrie hémisphérique avec des vents plus forts dans l’hémisphère sud (en automne) que dans l’hémisphère nord. Les vents mesurés à partir de HNC présentent au contraire une structure localisée autour de l’équateur dont la vitesse atteint 350 m/s, soit 1.4 fois la vitesse du son !
La modélisation de la forme d’une raie moléculaire et de son intensité permet de remonter à la distribution verticale de l’abondance de la molécule et de connaître la gamme d’altitude d’où provient son émission. C’est dans cette même région que les vents déduits par décalage Doppler sont mesurés. Chacune des six molécules étudiées permet de sonder une gamme d’altitude qui lui est propre. Il est ainsi possible de remonter à une distribution verticale des vents de 300 km à 1000 km d’altitude.
Vitesses des vents équatoriaux mesurés à partir des décalages Doppler des raies de chacune des molécules étudiées : HNC (violet), HCN (rouge et jaune), HC3N (turquoise), CH3CN (noir), DCN (vert) et CH3CCH (bleu). Les gammes d’altitude sondées pour chacune de ces molécules sont indiquées par les barres verticales.
A l’équateur, la vitesse du vent croît avec l’altitude, passant d’environ 200 m/s à 300 km à 300 m/s à 1000 km.
L’existence de vents si rapides dans la thermosphère de Titan (au-dessus de 600 km) n’était pas attendue. En effet, les modèles pré-Cassini prédisaient l’existence d’un régime de vent thermosphérique soufflant du côté jour vers le côté nuit, comme sur Vénus. Or la mission Cassini a mesuré les températures dans la thermosphère de Titan : aucune corrélation entre la température, la latitude, longitude ou les conditions d’ensoleillement n’a été trouvée, ce qui suggère que la température de cette région n’est pas contrôlée principalement par l’absorption du flux solaire UV. Le fort vent mesuré ne trouve donc sans doute pas sa source dans le chauffage de la haute atmosphère par le flux solaire.
La source énergétique de ce vent pourrait-elle être liée à l’impact des ions et des électrons en provenance de Saturne et transportés dans la magnétosphère de la planète ? Le plasma magnétosphérique qui tourne avec Saturne impacte Titan à une vitesse 120 km/s. Il génère de la convection dans l’ionosphère de Titan qui pourrait, par collision entre les ions et les molécules neutres, être à l’origine de vents dans l’atmosphère neutre située plus profondément. Cependant ces vents ne devraient pas a priori pénétrer plus profondément que 1000 km d’altitude.
Il est en fait plus probable que les forts vents mesurés à partir des données ALMA au-dessus de 600 km d’altitude trouvent leur source dans l’atmosphère plus profonde. En effet des ondes produites dans la stratosphère en réponse aux variations diurnes de l’insolation peuvent se propager vers la haute atmosphère. Ces ondes de gravité qui ont été observées par Cassini-Huygens et depuis le sol pourraient ainsi transférer de la quantité de mouvement des basses couches de l’atmosphère vers les couches situées à haute altitude en provoquant une accélération du vent équatorial au-dessus de 600 km. Ce scénario est pour l’instant qualitatif et doit encore être modélisé.
Le suivi de l’évolution saisonnière de ces vents avec ALMA ainsi que leur simulation détaillée seront indispensables pour mieux comprendre leur origine.
Ce travail de recherche a fait l’objet d’un article intitulé « An intense thermospheric jet on Titan » par E. Lellouch et al., paru le 15 avril 2019 dans la revue Nature Astronomy.